Dans les bouchons : je déteste conduire, mais j’ai besoin de la voiture pour aller bosser - Au boulot : je déteste ce travail, mais il faut bien payer les frais de la voiture

Illustration par Andy Singer, trouvée chez Colino

Le 17 novembre prochain, certains citoyens annoncent vouloir faire une manif’ monstre pour protester contre l’augmentation du prix de l’essence. Une pétition a même récolté 800 000 signatures.

Plus de 3 Français sur 4 interrogés ont déclaré que l’augmentation des prix du litre de carburant à la pompe « est une mauvaise chose » et qu’ils sont favorables à l’action de blocage des routes prévue le samedi 17 novembre prochain, en signe de protestation contre ces tarifs jugés prohibitifs. (Source).

Parallèlement, on sait tous, depuis des décennies, qu’il faut changer notre mode de développement, de mode de fonctionnement de notre société. Le premier rapport du GIEC, c’était en 1990, il y a 28 ans. Et même pour ceux qui ont une mémoire de poisson rouge, deux événements récents, la fracassante démission de Nicolas Hulot, (ministre de l’environnement, le 28/08/2018), et le dernier rapport du GIEC, en date du 8 octobre 2018, qui commence par cette phrase :

Pour limiter le réchauffement planétaire à 1,5°C, il faudrait modifier rapidement, radicalement et de manière inédite tous les aspects de la société

Difficile de faire plus clair.

Alors comment se fait-il que des millions de concitoyens (3/4 des français) veulent à la fois un avenir pour la planète ET la possibilité pour tous de continuer à bruler plein d’essence ?

Voilà la réponse à laquelle je voudrais répondre dans ce billet, portant pour l’occasion ma casquette de coach. Précision : je ne souhaite pas ici aborder l’aspect politique des choses (quel parti a raison ?), ni l’aspect économique (quelles mesures fiscales etc. apporter ?) mais plutôt l’aspect psychologique.

Protéger mon porte-monnaie tout de suite vs un risque diffus plus tard

Ce qui provoque la colère de nos concitoyens est une combinaison puissante. D’abord, c’est une menace. Elle est immédiate. Et elle est précise : dans quelques jours, je vais avoir plus de mal à boucler mes fins de mois.

Par contre, le changement climatique, c’est beaucoup plus confus et lointain. Le fait que l’année 2017 a été une des trois années les plus chaudes, avec 2016 et 2015 est assez peu tangible. L’autre difficulté, c’est que le danger est lointain. On parle d’impacts en 2030, 2050. Bien moins tangible que mes prochaines courses (en voiture, forcément) à la grande surface d’à coté. Les dangers du changement climatique sont pourtant énormes : montée des eaux, qui va inonder des plaines partout dans le monde, causant la perte de maisons, de villes, de champs, et forçant des millions de gens à être déplacés vers des lieux moins hostiles. Vous vous souvenez de la Nouvelle-Orléans après le passage de l’ouragan Katrina ? Mais voilà, on ne sais pas quand ça arrivera, mais c’est dans longtemps. On ignore (et on ne préfère pas savoir) si sa maison est concernée par le problème. On ne préfère pas savoir, car on a d’autres préoccupations. Comme le prix de l’essence, par exemple.

La psychologie humaine est ainsi faite : les gens sont plus préoccupés par un problème précis à court terme que par un danger plus grave mais plus lointain.

5 étapes du deuil

Quand on apprend la mort d’un proche, on doit faire son deuil de cette personne.

Elisabeth Kübler-Ross, une psychiatre spécialisé dans les patients en fin de vie, a développé un modèle du deuil en 5 phases que voici :

  1. Déni (Denial). Exemple : « Ce n’est pas possible, ils ont dû se tromper. »
  2. Colère (Anger). Exemple : « Pourquoi moi et pas un autre ? Ce n’est pas juste ! »
  3. Marchandage (Bargaining). Exemple : « Laissez-moi vivre pour voir mes enfants diplômés. », « Je ferai ce que vous voudrez, faites-moi vivre quelques années de plus. »
  4. Dépression (Depression). Exemple : « Je suis si triste, pourquoi se préoccuper de quoi que ce soit ? », « Je vais mourir… Et alors ? »
  5. Acceptation (Acceptance). Exemple : « Maintenant, je suis prêt, j’attends mon dernier souffle avec sérénité. »

Quelques précisions importantes :

  • Tous les patients ne passent pas par les 5 phases
  • On peut passer par les phases dans le désordre et les repasser plusieurs fois
  • Le modèle peut s’appliquer à toute forme de perte catastrophique (emploi, revenu, liberté).

En ce qui concerne le changement climatique et la nécessite de repenser le fonctionnement de notre société, nous sommes tous en deuil, même quand on ne le sait pas.

  1. Pour beaucoup, c’est la phase de déni : « mais non, ça n’est pas possible ».
  2. Pour d’autres, c’est la colère, qu’on retrouve dans les commentaires des articles qui parlent du changement de société indispensable pour éviter les catastrophes du changement climatique, genre « vos gueules les écolos, bande de khmers verts (insérer ici vos insultes préférées) ».
  3. Le marchandage est aussi très fréquent, au point qu’on lui a donné un nom qui fasse moins peur. On appelle ça la croissance verte ou le développement durable, du genre « on pourrait continuer comme avant, mais en triant ses déchets ? » ou « je continue de prendre l’avion mais j’ai une compensation carbone ».
  4. La dépression est une phase dangereuse (je sais de quoi je parle). Elle est toxique pour l’individu, il faut donc y rester le moins longtemps possible, mais en plus elle dissuade d’autres de quitter la phase de déni et de progresser dans le processus de deuil.
  5. L’acceptation est la phase ultime. Comme l’explique Elisabeth Kübler-Ross, c’est la phase de la sérénité. On est réconcilié avec l’idée de la perte, on peut envisager d’aller de l’avant, sereinement.

Les facteurs aggravants

Plusieurs choses peuvent aggraver les choses. En voici quelques unes :

Tuer le messager plutôt qu’écouter le message

Quand on ne veut pas savoir (entre déni et colère), on peut avoir tendance à agresser la personne qui porte le message, à le dénigrer, à nier la personne pour éviter d’avoir à entendre et croire le message.

Naomi Klein dans son ouvrage Tout peut changer évoque un concept intéressant pour expliquer cela :

la « cognition culturelle », un processus par lequel chacun peu importe ses tendances politique, filtre toute information nouvelle de manière à protéger sa « vision préférée d’une bonne société ». Si l’information nouvelle semble confirmer cette vision, il l’accepte et l’intègre facilement. Si elle menace son système de croyances, son cerveau se met immédiatement à produire des anticorps intellectuels afin de repousser cette invasion importune[1].

Il me faut ajouter que bien souvent, le messager n’a pas choisi le message, n’accueille pas toujours le message avec le sourire. Il n’est que porteur du message. Pourtant, très souvent, on lui reproche de le porter, comme s’il en était l’auteur, sur l’air de “mais pourquoi tu ne restes pas dans le déni toi aussi !”.

Upton Sinclair à propos d’avoir des billes dans le système

Il est une citation qui ne cesse de me revenir à l’esprit avec une étonnante régularité[2] dans ma carrière d’hacktiviste pour à peu près tous les sujets qui m’intéressent, les standards du Web, le logiciel libre, la vie privée, la protection de l’environnement, etc. C’est une phrase d’Upton Sinclair :

« Il est difficile de faire comprendre quelque chose à quelqu’un quand il est payé pour ne pas le comprendre » (En anglais : “It is difficult to get a man to understand something, when his salary depends on his not understanding it.”)

Heureusement, elle ne s’applique pas de façon systématique : on rencontre parfois des gens qui arrivent à passer outre les intérêts de leur employeur et d’écouter ce qui est dit. Mais c’est rare et encore plus de leur faire reconnaitre la chose.

Le fait est que quasiment tous, nous sommes payés par une entreprise qui a pour objectif de croitre, de plus exploiter des ressources naturelles. Bref, notre employeur n’a probablement pas envie de voir le dérèglement climatique arriver. La décroissance encore moins. Bref, pas facile de rester objectif face aux importants débat qu’il va falloir avoir sur la politique et le dérèglement climatique !

L’exploitation par certains de la colère

J’ai entendu il y a plusieurs années une phrase qui m’avait beaucoup amusé par le cynisme qu’elle décrit : « La meilleure façon de mener une manifestation, c’est d’en trouver une et de courir pour se mettre devant. »

C’est ce que font un certain nombre d’hommes et de femmes politiques avec cette colère contre le changement de société qui doit être mené pour anticiper le changement climatique.

Par exemple Nicolas Dupont-Aignan, qui déclare que si le gouvernement fait cela, c’est pour “faire les poches” des citoyens. Cette approche est le fond de commerce des populistes : repérer ce qui met les gens en colère et la cultiver, quitte à mentir, en vue d’assouvir sa volonté de pouvoir…

Dans un souci de parité, il me faut citer Ségolène Royal qui déclare « Je comprends et je soutiens le mécontentent. […] Justifier cette hausse inconsidérée des taxes sur le carburant par l’écologie, c’est malhonnête et les Français le savent ». Souvenons-nous juste qu’une partie de l’augmentation de la taxe carbone vient d’une loi (nécessaire) votée trois ans plus tôt et qui porte le nom de “loi… Royal”, du nom de la même. Je comprends l’attrait de dire du mal du parti en place pour disposer de visibilité, mais franchement, c’est bas et toxique sur le long terme pour nos institutions. Ah, histoire que le gouvernement Philippe ne soit pas épargné, j’en profite pour dire que j’aimerais beaucoup que le surplus fiscal rapporté par ces mesures soit intégralement ajouté à la transition énergétique. Merci d’avance !

Mise à jour suite à une conversation dans les commentaires et les réseaux sociaux : la France Insoumise mérite aussi d’être citée ici, avec les déclarations successives de ses représentants, 1 2.

Être en colère, c’est déjà entamer le deuil

Même si subir la colère d’une personne énervée par ces augmentations est pénible, il est important d’être en empathie, de comprendre le processus qui l’amène dans un tel état. À une époque j’aurais été moins aimable avec des gens d’un avis contraire au mien, parce qu’ils ne pouvaient/voulaient pas comprendre qu’il faut anticiper le dérèglement climatique et consentir à ces changements de société pour mieux vivre plus tard. Il y a aussi un truc qui me rassure : l’information du fait qu’il faut changer est déjà bien diffusée. Plus personne ne doute du dérèglement climatique et de ses impacts. Surtout, le fait que les gens soient en colère est une preuve que le processus de deuil est entamé pour eux. Aidons-les accompagnons-les pour qu’ils parviennent aussi vite qu’ils le peuvent à la dernière phase du deuil, l’acceptation.

Subir ou choisir ?

Dans une tribune dans Libération, “l’objecteur de croissance” Vincent Liegey[3] explique :

Dans mes conférences, je prends souvent cet exemple pour interpeller sur les bienfaits et l’efficacité de politiques incitatrices, émancipatrices et portées par les citoyens face aux maux engendrés par des politiques imposées. La Hongrie est le troisième pays d’Europe en termes d’utilisation du vélo derrière le Danemark et les Pays-Bas avec une différence majeure : on y retrouve deux types d’usage du vélo. Le moins développé mais le plus mis en avant est celui que l’on observe partout dans les grandes villes, sympa, branché et libérateur, basé sur un choix conscient pour des raisons environnementales et de bien-être. Le deuxième, dans les campagnes, où le vélo se pratique par défaut, vécu comme une humiliation économique, faute de pouvoir s’acheter la voiture, signe de progrès que la publicité nous vend au quotidien sur nos écrans de télé… Dans les deux cas des pratiques vertueuses et désirables en termes de santé publique, convivialité et enjeux climatiques, et pourtant on observe deux ressentis bien différents.

Je vois dans cette explication que nous, en tant qu’individus, nous pouvons refuser ce qui nous arrive et donc le subir (les faits sont têtus et la marge de négociation avec le dérèglement climatique est inexistant) ou bien on peut réfléchir aux options qui sont devant nous et choisir celles qui nous conviennent le mieux. C’est cette seconde approche que j’ai choisi, car elle est sereine, positive et optimiste, et c’est la seule qui va me permettre de rester heureux alors que le monde va vivre une série de bouleversements qui sont pour l’instant inimaginables.


Mise à jour et suivi

La courbe de deuil de la collapsologie

Je découvre avec ravissement qu’il existe une illustration qui résume et étend mon propos (et j’éprouve un peu d’embarras en constatant qu’elle a été dessinée il y a 18 mois). La voici (via Geekenvrac que je remercie), sous licence CC-BY-SA, et son auteur est Mathieu Van Niel :

collapsologie-courbe-de-deuil-v3-0-large.jpg

On note l’ajout par rapport au modèle de Kübler-Ross, que la phase d’acceptation est divisée en 3 sous-phases :

  1. Pardon “Ok, je fais la paix avec le monde et moi-même. #accueil #plénitude”
  2. Sens et Renouveau. “Je m’adapte, je change, je teste, je m’engage. #Résilience #Action #NouveauxRepères”
  3. Croissance et sérénité[4] “C’est pas facile, c’est pas simple, mais c’est beau ! Je célèbre le changement #Cosmos #Beauté”

L’auteur note comme Kübler-Ross : « je risque de faire le yoyo sur la courbe, mais c’est OK » et ajoute trois catégories de réactions :

  1. le ÇaVaPetiste, qui reste en mode colère (on peut lui souhaiter d’évoluer vers la partie droite de la courbe pour éviter de croupir dans son amertume) ;
  2. le Survivaliste, qui pense que l’être humain est fondamentalement mauvais et se prépare à la boucherie future en s’armant et se barricadant tout en se repliant sur lui-même.
  3. l’AquoiBontiste, qui est égoïste et épicurien annonce “foutu pour foutu, profitons de ce qu’il nous reste” (en levant son verre).

Voilà qui va m’éviter d’avoir à écrire un nouvel article sur ces trois approches…

Notes

[1] Dan M. Kahan, « Fixing the Communications Failure », Nature, vol. 463, 2010, p. 296, cité par Naomi Klein, Tout peut changer, première partie, chapitre 1, note #57

[2] Je l’ai mentionnée ici même en juin 2018 et avant en mai 2006 !

[3] On peut retrouver Vincent Liegey dans un épisode de l’excellent podcast Atterrissage.

[4] Au passage, il faut noter qu’on parle ici de croissance personnelle de l’individu, et pas du tout de croissance économique, qui est plutôt le problème que la solution. L’utilisation d’un mot aussi connoté me fait hurler, c’est même la principale bévue de ce document formidable.