Je ne peux pas finir cette réflexion sur l’importance de la vie privée sans aborder la réponse trop souvent faite par ceux qui ne comprennent pas les enjeux : « je n’ai rien à cacher ».
Faites ce que je dis, pas ce que je fais
Eric Schmidt, Président de Google affirmait à la télévision américaine CNBC « S’il y a quelque chose que vous voudriez que personne ne sache, peut-être que vous devriez commencer par ne pas la faire ». Dans le même registre, Mark Zuckerberg, PDG de Facebook, déclarait en 2010 : « Les gens ont pris l’habitude non seulement de partager plus d’informations de toutes sortes, mais ils le font de façon plus ouverte et avec plus de gens ». Il ajoutait que la vie privée n’est plus la « norme sociale ».
Pourtant, si tous deux semblent penser que la vie privée ne devrait pas exister, ils protègent farouchement la leur ! Ainsi, le site CNET a révélé des informations sur Schmidt dans un article qui leur a valu d’être mis sur la liste noire du service de presse de Google. Google ne répond donc plus aux questions de CNET. Le plus drôle, c’est que les informations publiées par CNET sur le patron de Google… avaient été obtenues en utilisant le moteur de recherche de Google, en moins de 30 minutes !
Mark Zuckerberg, pour sa part, a acheté une belle maison à Palo Alto, Californie, où l’immobilier est particulièrement cher. Mais pour être sûr de ne pas être dérangé, il s’est aussi offert les quatre maisons adjacentes. Coût total : environ 30 millions de dollars !
Pour rester dans le registre immobilier, on apprend qu’Eric Schmidt vient d’acheter un appartement à New York. Au delà du prix (15 millions de dollars tout de même), Eric Schmidt aurait choisi cet appartement car il dispose d’un ascenseur particulier et que contrairement à tout ce que veulent les new-yorkais, il n’y a pas de concierge qui pourrait voir qui vient pour des rendez-vous galants, qui sont semble-t-il multiples.
Comme le fait très justement remarquer Cory Doctorow à Eric Schmidt :
« Dis, Eric, si tu ne veux pas qu’on sache combien tu gagnes, où tu vis et ce que tu fais de ton temps libre, peut-être faudrait-il ne pas acheter de maison, ni gagner un salaire ni avoir des loisirs ? »
Passons maintenant en revue les quatre raisons pour lesquelles l’affirmation « je n’ai rien à cacher » ne tient pas debout quand on y pense :
On a tous quelque chose à cacher
Nous avons tous des secrets. Pas forcément honteux. On ferme le loquet aux toilettes. On a des rideaux aux fenêtres de la chambre à coucher. On cache son code de carte bleue et son mot de passe d’email. Rares sont ceux qui aimeraient que le monde sache de qui ils étaient amoureux au collège ou au lycée. Je suis fier d’être papa de mes deux enfants, Robin et Philippine, mais je ne souhaite pas rentrer dans les détails quant à leur conception… On a parfois envie de changer de travail sans que son employeur soit au courant. Les raisons sont multiples, et rien de ce que je viens de lister n’est illégal. Pourtant, on a à chaque fois une bonne raison de vouloir le cacher.
Chanter sous la douche
Avez-vous remarqué que l’on chante sous la douche quand on est seul, mais si une personne que l’on connait mal peut nous entendre, cela nous fait souvent taire. Pourquoi ? C’est la peur du ridicule. C’est en substance ce que j’ai décrit dans le chapitre 7 : se sentir surveillé nous pousse à la conformité. Et pourtant, avant de pouvoir se lancer dans une prestation crédible de karaoké avec les collègues ou les amis, il faut avoir passé du temps à chanter mal, pour enfin progresser. Si on se sent surveillé, on s’auto-censure, et on ne commence jamais à chanter. Je prends ici l’exemple de la chansonnette, mais on pourrait étendre la problématique à des choses plus sérieuses, comme l’art en général, l’expérimentation liée à des idées sur des sujets importants comme la politique, ce qu’on a vraiment envie de faire dans la vie ou la créativité en général, qui passe par une longue phase d’essais/erreurs.
Le secret commercial
Le monde des affaires a grand besoin de secret pour tout ce qui concerne les négociations de conditions commerciales ou les secrets de fabrication. Même si la NSA prétend agir contre le terrorisme, un fléau qu’il faut combattre, il apparaît qu’elle joue un rôle très important dans l’espionnage économique. En fait, il apparaît que dans le programme BLARNEY de la NSA, celle-ci a trois objectifs :
- la lutte contre le terrorisme
- faciliter les négociations diplomatiques
- l’espionnage économique.
Dans les documents de Snowden sur le programme BLARNEY, parmi les « clients » de la NSA figurent en bonne place les ministères américains de l’agriculture, des finances et du commerce, qui n’ont rien à voir avec la lutte contre le terrorisme.
De ce fait, toute société faisant du commerce a des choses à cacher (des tarifs, des méthodes de fabrication, sa liste de clients…), choses qui sont susceptibles d’intéresser des concurrents et/ou des services secrets de pays étrangers.
Les lois peuvent changer
Ce point est le plus difficile à accepter, car c’est celui qui évoque les perspectives les plus sombres, perspectives qu’on voudrait tous croire impensables. Les lois, sous l’impulsion de politiques, peuvent changer du tout au tout.
Un exemple : en 1938, les Juifs n’avaient rien à se reprocher. On connaît la suite.
Oh, bien sûr, j’espère de tout cœur que l’on ne reverra jamais de telles horreurs. Mais j’écris fin janvier 2015, quelques jours après les attentats de Charlie Hebdo et d’Hyper-Casher. L’émotion de la population, combinée au besoin des politiques de donner l’impression d’agir face à l’innommable, pousse déjà toute la classe politique, de gauche comme de droite à invoquer des lois d’exception. Plusieurs lieux de cultes musulmans sont attaqués. Les élections présidentielles de 2017 verront-elles le candidat élu passer des lois islamophobes ? Je l’ignore et j’espère que non, mais ça n’est pas totalement exclu…
Conclusion
On le voit, même si l’argument « je n’ai rien à cacher » peut sembler plein de bon sens au premier abord, il ne résiste pas à la réflexion. Il appartient à chaque défenseur des libertés et donc de la vie privée de savoir répondre à cet argument.
13 réactions
1 De 57Ombre101 - 25/01/2015, 11:30
Très intéressant et révélateur sur les secrets des dirigeants de Google et Facebook. Je partage vraiment ce point de vue.
2 De Guillaume - 25/01/2015, 12:09
Je lis les chapitres de ce "brouillon" avec beaucoup d'intérêt.
Classiquement, on dit "Si je n'ai rien à me reprocher, alors je n'ai rien à cacher." La phrase d'Eric Schmidt est la réciproque logique de cette phrase : "Si j'ai quelque chose à cacher, alors j'ai quelque chose à me reprocher".
Dans ce chapitre, tu as surtout traité l'angle "J'ai quelque chose à cacher, même si je n'ai rien à me reprocher".
Mais il a un autre aspect qui n'est que partiellement abordé ici. Même si je n'ai rien à me reprocher, je ne suis pas maître de la façon dont les données collectées sur moi seront interprétées. En sélectionnant des lieux, des faits, des relations ou des propos sortis de leur contexte, quelqu'un peut dresser un portrait de moi et l'exploiter pour me nuire. Ce n'est pas moi qui décide si je suis suspect aux yeux des autres. Il est donc très difficile de savoir quelles informations je peux laisser circuler et lesquelles je dois cacher.
3 De M - 25/01/2015, 13:06
Autres points en vrac et en rapport :
- Facebook impliqué dans 20% à 30% des divorces
- les cas d'homonymies qui peuvent perturber les vies d'innocents lorsqu'un patron 'google' le nom/prénom d'un candidat et tombe sur l'homonyme escroc/pervers
- les noms de suspects innocentés lâchés sur internet (le beau-frère de S. Kouachy par ex) et associés (à jamais ?) à de sombres affaires
- l'ouverture pour contrôle des courriers papiers sont normalement réservés aux prisons et aux soldats. Avoir son courrier de la vrai boîte aux lettres ouvert et recachetés serait offensant pour la plupart d'entre nous. Mais pour les e-mail, ça ne nous gênerait pas...
4 De Romain H. - 25/01/2015, 16:47
Quand on m'avance l'argument "je n'ai rien à cacher", je mentionne systématiquement la Shoah. Mais je ne l'avais jamais amené aussi bien et aussi simplement qu'en ces mots : "En 1938, les Juifs n’avaient rien à se reprocher." C'est à la fois court et imparable, bravo !
D'ailleurs peut-être faudrait-il plutôt écrire que les "Juifs n'avaient rien à cacher" ? Car ils n'avaient pas plus à se reprocher, au sens propre du terme, les années qui suivirent.
5 De Tuxicoman - 25/01/2015, 17:42
Il faudrait également citer un grand défenseur de la vie privée, à ses heures, Nicolas Sarkozy : https://tuxicoman.jesuislibre.net/2...
Il y a aussi un problème pour les avocats et autre fonctions qui requièrent le secret professionnel. Quelle défense est possible si le dialogue avec son avocat n'est plus secret mais au mains du parquet?
Enfin pour citer Dilma Roussef, présidente du Bresil et cible de l'espionnage de la NSA :" S’il n’y a pas de droit à la vie privée, il ne peut y avoir de réelle liberté d’expression et d’opinion, et par conséquent, il ne peut y avoir de vraie démocratie. " https://tuxicoman.jesuislibre.net/2...
6 De Antoine - 25/01/2015, 21:04
Dans les "je n'ai rien à cacher", il y a des choses que, même si elles ne sont pas honteuses, on préférerait ne pas partager avec n'importe qui. Par exemple, ce père américain dont la fille est morte dans un accident de voiture, qui a vu cette information écrite sur l'enveloppe d'un courrier lui étant destiné de la part d'OfficeMax, une société américaine de fournitures de bureau : http://www.forbes.com/sites/ryancal...
De même, on a vu récemment que l'application Android Über envoyait plein d'informations inattendues, trouvées sur le téléphone. Que se passerait-il si Über se servait de cela pour savoir que je suis à la bourre pour attraper mon train et en profitait pour augmenter le tarif. Est-ce que ce scénario est vraiment impossible lorsqu'on voit ce que font les compagnies aériennes aujourd'hui.
7 De ANDRE Ani - 26/01/2015, 15:12
Une petite faute au début :
à la télévision américainE CNBC
Très bien ces arguments, j'entands souvent "je n'ai rien à cacher", là j'ai de quoi répondre.
8 De HC - 27/01/2015, 15:12
(je remarque qu'on a atteint le point Godwin)
Du coup, quand je lis qu'on s'intéresse à la vie privée des autres, mais qu'on ne souhaite pas qu'on touche à la sienne, je repense à ce poème :
Poème écrit à Dachau (1942), attribué au pasteur Niemöller
Quand ils sont venus chercher les communistes
Je n'ai rien dit
Je n'étais pas communiste.
Quand ils sont venus chercher les syndicalistes
Je n'ai rien dit
Je n'étais pas syndicaliste.
Quand ils sont venus chercher les juifs
Je n'ai rien dit
Je n'étais pas juif.
Quand ils sont venus chercher les catholiques
Je n'ai rien dit
Je n'étais pas catholique.
Puis ils sont venus me chercher
Et il ne restait plus personne pour protester.
9 De v_atekor - 28/01/2015, 16:02
Même si je suis bien d'accord avec ces développement, je pense paradoxalement que ça n'a rien à faire avec la technologie. Cet aspect concerne problème de liberté publique et donc de démocratie, et il faut être particulièrement attentif à ne pas le mélanger avec la technique.
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On est bien d'accord, il n'y a rien à cacher de particulier lorsqu'on tire le loquet de la porte des toilettes. Mais il doit être bien clair que ce n'est qu'un loquet, pas une porte blindée. La sécurité de ce dispositif est complètement symbolique, il ne résisterait pas à un coup d'épaule.
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C'est cet aspect symbolique qui est protégé par la loi. Indiquer qu'une information n'est pas publique suffit à la protéger légalement, et donc permet un recours. Le secret des conversation est dû, du moment que c'est une conversation, même sans chiffrement PGP, même si on peut l'utiliser pour écarter des regards indélicats, comme pour le loquet des toilettes.
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Le problème est de savoir qui a le droit de forcer une telle protection symbolique (ou pas). Les lois peuvent changer, certes, et il faut être plus attentif à leur évolution, qu'aux mises en œuvre techniques, qui seront de toutes façon brisées par la plupart des institutions mandatées par un État à cette fin. Le loquet des toilette sautera face à une escouade de CRS. Le problème, est ici de contrôler l’État, et non d'essayer vainement de s'y opposer, étant donné simplement que ce n'est pas possible.
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Reste le cas très courant, surtout pour les Européens, de dépendre de lois que l'on ne peut contrôler, les lois américaines en particulier, qui appliquent sans trop de vergogne le deux poids deux mesures, suivant que l'on est ou pas Américain, que l'on est ou pas sur le territoire américain, ainsi que les passe-passe légaux qui permettent à certains services Européens de récupérer des données de personnes via des accords de coopération internationaux, au nez et à la barbe de tous les contre-pouvoirs ("F" doit enquêter sur "f", mais ne peut le faire légalement, mais "f" à un compte chez "G" localisé dans le pays "U" dont les services ont le droit de regard, et comme les services "F" et "U" s'entendent très bien, ils font passer les données de "f"... )
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Dans ce cas, il s'agit effectivement de considérations techniques plus que politiques. Le fait d'avoir, dans ses courrier, chez un prestataire américain, des copies de tous les documents nécessaire à la signature d'un bail, enrichi les connaissances des services US sans qu'aucun contrôle ne soit effectué, .
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On est clairement dans une configuration où l'aspect légal prime sur le côté technique, même s'il faut être attentif à quelle loi s'applique où, ce qui, avec des cascades de prestataires en réseaux, est tout sauf évident...
10 De Road2Hells - 04/02/2015, 18:36
Salut Tristan
dans la phrase : Eric Schmidt aurait choisi cet appartement car il dispose d’un ascenseur particulier et que contrairement à tout ce que veulent les new-yorkais, il n’y a pas de concierge qui pourrait voir qui vient pour des rendez-vous galants, qui sont semble-t-il multiples.
La partie "pour des rendez-vous galants, qui sont semble-t-il multiples." me gène un peu et n'apporte pas un énorme éclairage à la démonstration je trouve
trop "dans les milieux autorisés, on s'autorise à penser que ..."
"Eric Schmidt aurait choisi cet appartement car il dispose d’un ascenseur particulier et que, contrairement à tout ce que veulent les new-yorkais, il n’y a pas de concierge qui pourrait voir les allées et venues" suffirait je pense.
Mais c'est mon avis et je le partage
En tout cas je dévore ta prose.
Merci
11 De Pachou - 06/02/2015, 09:03
Salut,
@Tristan
Je ne sais pas si ça a été mentionné plus tôt dans les commentaires mais le programme de la NSA s'appelle BLARNEY et non BARNEY.
Merci en tout cas pour ce texte très instructif que je découvre au fur et à mesure.
Bonne continuation
Pachou
12 De NicolasWeb - 08/02/2015, 16:31
Il y a de plus en plus de documents pédagogiques et vulgarisés sur le sujet.
Je trouve que les questions naïves de celui-ci qui a été fait par Lorraine Data Network est vraiment bien et que ce chapitre pourrait s'en inspirer (le support est téléchargeable).
http://ldn-fai.net/je-nai-rien-a-ca...
Merci beaucoup pour cette série d'article/futur livre !
Ce que je trouve important dans ton approche pédagogique, ce n'est pas de bien expliquer, de simplement bien démontrer, mais qu'intuitivement on se l'applique à soi-même. On se remet à réfléchir (sur les enjeux, nos choix passés, ... plutôt que d'ingurgiter des réponses toutes faites). C'est d'ailleurs peut-être pour ça que je préférai le début de ton futur livre à ces derniers articles qui nous exposent plus la science et l'éthique des autres.
13 De cdg - 09/02/2015, 17:31
@tristan
Sans aller jusqu a tes exemples extrêmes, prend juste l exemple d un fumeur. Savoir depuis quand il fume et combien de paquets de cigarettes/jour va diablement interesser une compagnie d assurance (esperance de vie plus courte, soins medicaux a priori plus cher).
Apres ca peut meme aller plus loin, j ai vu qu aux USA ont peu discriminer les fumeurs (car celui ci serait moins productif car il fait des pauses pour fumer)