Je retombe sur une interview donnée l'année dernière à Peggy Sastre et publiée sur Chronic'Art : 'Netocrate #1 : Tristan Nitot, l'homme libre'.

A l'heure où Hadopi est d'actualité, on constate à quel point le choc entre la vieille économie, celle du matériel et la nouvelle, celle des idées donne lieu à des affrontements à tous les niveaux (au niveau législatif pour Hadopi, économique pour les majors de l'industrie du divertissement de masse). On voit bien les tentatives désespérées de recréer de la rareté dans un monde où l'abondance est la règle.

Je republie donc un extrait de cette interview, qui a plus d'un an maintenant, mais qui n'a pas perdu de sa justesse :


Au-delà des clichés, quels sont les mutations fondamentales qu'Internet et, plus généralement, la société en réseau, a engendré ou va engendrer selon-vous par rapport à l'ère capitaliste que nous avons connu ces dernières années ?

C'est d'un point de vue économique que les changements sont les plus fascinants. Tout le capitalisme est fondé sur la notion de rareté. Mais avec l'information au sens large (logiciel, données), dont la copie est possible à l'infini de façon quasi instantanée jusqu'à l'autre bout du monde, la rareté n'existe plus. L'industrie du disque, avec le MP3 et le peer-to-peer on subit cet effet de plein fouet, tentant avec les DRM de créer une rareté artificielle, sans succès. En ce qui concerne l'industrie du logiciel, ça n'est pas la copie pirate qui dérange, mais l'avènement du logiciel Libre auprès du grand public, bien plus qu'on ne le pense. Le succès de Firefox n'est que la partie émergée de l'iceberg, mais chacun utilise déjà du logiciel Libre sans le savoir, alors qu'il est caché dans les routeurs, les boxs ADSL, dans les serveurs Google et de tous les services innovants. Enfin, au niveau du contenu, des projets comme Wikipedia (l'un des dix sites les plus visités au monde) démontre que le partage du savoir à l'échelle du globe peut se faire en dehors du système capitaliste. J'ai écrit un petit billet là dessus, la soupe au caillou.

Comment réveiller la France qui paraît être à la traîne en qui concerne l'ère netocratique annoncée par Bard et Söderqvist ?[1]

Je ne crois pas que la France soit si en retard que cela. La France est très connectée à haut-débit, grâce à une guerre des prix autour de l'ADSL. En terme de mentalité, la France a certes une peur du changement et refuse la prise de risque, mais il y a aussi une culture de la liberté, de la contestation et du partage non-commercial qui font que nous sommes plutôt en avance par rapport à des pays comme la Grande-Bretagne, qui est elle complètement dans une optique libéraliste (au sens économique du terme), où ce qui ne peut pas se vendre n'a pas de valeur. En fait, ce n'est pas la France qui est en retard, mais tout les occidentaux de plus de 30 ans, ceux de la dernière génération analogique, qui constatent que quelque chose se passe, qu'on leur retire la carpette de sous les pieds, et qui veulent préserver l'ordre établi.

Dans 10 ans, qui êtes-vous, où êtes-vous, que faites-vous ?

Dans 10 ans, je serais Tristan Nitot, et j'aurais 51 ans (sauf si j'ai trépassé d'ici là) et probablement toujours en face d'un ordinateur connecté. Mais pour le reste, franchement, je n'en sais rien. J'ignore de quoi est fait demain. Je constate aujourd'hui un changement de paradigme lié à la disparition de la rareté, ce qui pousse le capitalisme vers l'obsolescence. Mais le livre de Bard et Söderqvist l'explique très bien : l'ancien système va résister tant qu'il peut. On peut déjà le constater avec les brevets logiciels, l'extension des copyrights, les tentatives parfois fructueuses des grands acteurs établis à tuer l'innovation (Netscape vient officiellement de mourir, 10 ans après les premiers coups de boutoir de Microsoft) et les systèmes ouverts. Et la question que je me pose est la suivante : "Est-ce que dans 10 ans, le système aura réussi à empêcher le changement ou pas ?" En attendant, je continue d'œuvrer et à rendre ce changement possible, en mettant en place des outils d'accès au réseau performants, évolutifs, personnalisables et à la disposition de tous. Et j'observe avec fascination ce que les utilisateurs du réseau en font.

Notes

[1] Peggy fait référence à un livre qu'elle a traduit en Français sur les changements de société dus à l'arrivée du Net. Son titre : Les Netocrates, une nouvelle élite pour l'après-capitalisme. Plus d'info via une interviewde Bard, l'un des co-auteurs.