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Photo de Rainer Zenz sous licence CC-BY-SA[1]

Il semblerait que j’ai froissé Gaspard Keonig, en comparant la vente de données personnelles (qu’il veut rendre possible dans un récent rapport de son think tank Génération Libre) à la vente d’un rein lors d’un Facebook Live sur la vie privée[2]. Smashée façon punchline entre deux des questions d’internautes balancées en rafales, ma réponse manquait forcément de profondeur. Un tweet rageur et une série de mails de Gaspard plus tard, il est temps de donner une réponse plus claire et plus posée.

Pourquoi comparer la vente de données personnelles à la vente d’un rein ?

À propos de patrimonialité des données

Gaspard, avec qui j’ai d’excellentes relations par ailleurs, m’accuse de de “degré zéro” du débat. Certes, le format Facebook live (tout comme Twitter) laisse trop peu de place à la réflexion de fond et au débat, favorisant la phrase qui tue. Mais je revendique l’existence d’un fond de vrai, et même d’un vrai fond.

Tout d’abord, j’ai commencé à réfléchir au concept de “patrimonialité des données” du temps du CNNum (que j’ai quitté en fin de mandat il y a tout juste deux ans). À l’époque déjà, cela me semblait être une mauvaise idée. Plus tard, le CNNum suivant publiait un intéressant avis sur “La libre circulation des données dans l’Union Européenne”. La page 3 ne peut pas être plus explicite en s’intitulant “Écarter la propriété des données”. Cet extrait résume assez bien ma position :

l’introduction d’un système patrimonial pour les données à caractère personnel est une proposition dangereuse à plusieurs titres. Elle remettrait en cause la nature même de cette protection pour les individus et la collectivité dans une société démocratique, puisque la logique de marchandisation s’oppose à celle d’un droit de la personnalité placé sur le terrain de la dignité humaine.

De la non-patrimonialité du corps humain

Quel rapport avec les reins ? Il faut savoir qu’il est interdit, en France, de faire commerce de ses organes, et c’est bien. En effet, on considère l’humain comme une entité qu’on ne peut soumettre à des contrats. C’est ce qu’on appelle l’Indisponibilité du corps humain (on parle aussi de non-patrimonialité du corps humain), définit dans l’article 16-1 du code civil[3]

Article 16-1 : Chacun a droit au respect de son corps. Le corps humain est inviolable. Le corps humain, ses éléments et ses produits ne peuvent faire l’objet d’un droit patrimonial.

Peut-on séparer l’individu de ses données personnelles ?

Aral Balkan, en anglais et à l’occasion de la journée des données personnelles, s’expliquait ainsi (traduction approximative par mes soins) :

Séparer une personne de ses données, c’est retirer à celles-ci ses droits humains, c’est en faire un objet qu’on peut commercialiser. Tous les droits ainsi conférés à l’objet (les données) seront donc moindres que ceux protégeant le sujet (la personne). En traitant les gens et leurs données comme étant des notions différentes — l’une en sujet, l’autre en objet — ce qu’on finit par faire c’est de rendre commercialisable les gens en les découpant en tranches prêtes à être vendues au plus offrant. Voici, en substance, le business model de la Silicon Valley : numériser les gens et être propriétaire des versions numériques.

Voilà. Permettre la patrimonialisation des données personnelles, c’est — métaphoriquement — permettre de revendre par appartements son moi numérique, c’est faire commerce de son corps numérique, en quelque sorte, ce qui est interdit en France pour son corps physique, au nom de la dignité humaine.

Rapport de force

Quand bien même on changerait d’approche en France pour permettre la revente de ses données personnelles, reste une question cruciale : est-ce que ça pourrait vraiment changer la donne ?

On sait à quel point le fisc a du mal à faire payer les impôts sur les sociétés à Facebook, Google et consorts. Les fonctionnaires de Bercy, pourtant très compétents et bien payés (normal, le sujet est d’importance !) sont désemparés alors qu’il s’agit de récupérer quelques milliards ? Alors vous imaginez bien la totale impuissance de l’individu, déjà dépouillé de ses données personnelles à négocier seul face aux GAFAM.

Pour aller plus loin

Trois autres personnes, bien plus profondes dans leur analyse, ont écrit mieux que moi sur ce sujet :

Notes

[1] Rassurez-vous, il s’agit de reins de mouton…

[2] Là, déjà, on sent qu’on frise le WTF niveau 9000…

[3] Immense merci à @Cestmontwyter, @regissme; @Soufron.