Le projet de loi Renseignement devrait être présenté aujourd’hui en conseil des ministres. Et ça fait 3 jours qu’il m’empêche de dormir. Voyons pourquoi.
Il y a potentiellement (un peu) de bon. Peut-être. On ne sait pas. On va voir. Ou pas.
Commençons par le coté positif : on va remplacer la CNCIS par une autre commission, équipée de plus de ressources, la CNCTR (commission nationale de contrôle des techniques du renseignement). Ca tombe bien, la CNCIS, avec 3 malheureux membres, n’avait concrètement aucun moyen de s’imposer quand des agents de renseignements dépassaient les bornes. On sait ainsi (cf articles du Canard Enchaîné) que des équipements dits IMSI-Catchers (des fausses bornes GSM écoutant tout le trafic des téléphones mobiles) sont déjà utilisés sans autorisation d’un juge, donc hors du cadre de la loi. La CNCIS n’a rien fait ou pu faire contre cela. La voir être remplacée par une commission, la CNCTR, que l’on espère plus efficace et plus représentative de la société française est un pas en avant, à condition que cette commission soit plus qu’un cache-sexe visant à faire passer l’amère pilule décrite ci-dessous.
Le juge, encore moins impliqué
Dans le droit français, le juge est garant des libertés individuelles. C’est un principe incontournable (voir à ce sujet l’excellent rappel Qu’est-ce que la démocratie). Sauf qu’il est de plus en plus contourné, et que ça semble être une tendance lourde dans les lois proposées par le gouvernement. C’est très préoccupant. Le nombre de cas où le projet de loi Renseignement entre en action avec des décisions administratives (c’est à dire sans juge) est croissant et leur définition trop floue :
- La défense nationale
- Les intérêts de politiques étrangères
- Les intérêts économiques ou scientifiques majeurs
- La prévention du terrorisme
- La prévention de la prolifération des armes de destruction massive
- Les violences collectives pouvant porter gravement atteinte à la paix publique
Les intermédiaires du Net devineront les comportements suspects
Les opérateurs Internet (fournisseurs d’accès et grands services comme Google, Facebook, Twitter ou Skype) devront, je cite le Figaro « détecter, par un traitement automatique, une succession suspecte de données de connexion ». Pour cela, l’Etat fournira des boites noires qui devront être installées dans les locaux des opérateurs. Je vous le mets en clair :
tout le monde, en France, sera surveillé par un algorithme fourni par le gouvernement.
Le Figaro continue : “L’identité des personnes ne sera pas connue d’emblée, mais leur anonymat pourra être levé au cas par cas par autorisation du premier ministre, sans passage devant un juge”.
Cette partie de la loi renseignement me navre au plus haut point (je dis “navre” pour éviter d’écrire des gros mots). Le gouvernement français va surveiller tout le monde avec un algorithme. Je n’en reviens pas. Big Brother devient une réalité. Les bras m’en tombent.
Une porte dérobée pour retrouver les clés de chiffrement
Je cite le Figaro :
Le projet de loi renseignement aborde aussi sur les obligations à la charge des opérateurs et des plates-formes « en matière de déchiffrement des données ». Plus que jamais, la France veut disposer des clés permettant de lire des conversations interceptées, même si elles sont protégées.
On peut se lamenter de voir le gouvernement chercher encore et encore à percer le secret de nos vies privées, mais on peut aussi en rire, tellement l’idée est stupide : mettre en place des portes dérobées pour la France affaiblit le chiffrement des données pour tout le monde, exactement ce qui est reproché à la NSA. Alors qu’on cherche, je cite, à préserver « les intérêts économique ou scientifiques majeurs », on affaiblit ce qui permet de les protéger. C’est se tirer une balle dans le pied. Ou une rafale, peut-être.
Conclusion : « où est Charlie ? »
Nous étions nombreux en France, dans la foulée des attentats de janvier (Charlie Hebdo et l’épicerie cacher) à redouter un durcissement de la surveillance. Les manifestations « je suis Charlie » en faveur de la liberté d’expression ont fait penser qu’un tel sursaut de l’opinion publique permettrait de ne pas tomber dans le piège sécuritaire. Pourtant, en deux mois, nous sommes passés brutalement de la liberté d’expression à la liberté d’espionner tout le monde.
On pourrait dire que c’est 1984 à nouveau. En fait, ça l’est doublement. Non seulement nos écrans connectés nous espionnent, mais en plus on retrouve une autre particularité du roman de George Orwell : la novlangue, cette nouvelle langue technocratique qui appelle « Ministère de la vérité » le ministère de la propagande.
Nous y sommes désormais : on prétend protéger nos libertés en les restreignant, en frappant au cœur de ce qui nous rend libres et humains, la liberté de penser et de nous exprimer dans l’intimité.
Oui, il faut combattre le terrorisme. Mais accepter la réduction de nos libertés au nom de la lutte contre le terrorisme, c’est laisser ce dernier gagner.
Ils en parlent :
- Les révélations du Figaro - Terrorisme : de nouvelles obligations de surveillance pour les géants du Net ;
- La suite - Le gouvernement veut installer une « boîte noire » chez les opérateurs télécoms ;
- Rue89 - Logiciels-espions, caméras et lecture des mails : ce que prévoit la loi sur le renseignement ;
- Blog l’Express - Qu’est-ce que la démocratie ? (Ou une analyse préliminaire de la loi Renseignement) ;
- NextInpact - Comment la France veut décupler les pouvoirs du renseignement ;
- Communiqué de presse du CNNum : Renseignement : le Conseil national du numérique s’inquiète d’une extension du champ de la surveillance et invite à renforcer les garanties et les moyens du contrôle démocratique ;
- Le texte du projet de loi Renseignement ;
- Linformaticien - Le projet de loi renseignement fait presque l’unanimité… contre lui ;
- La Tribune - Inquiétude généralisée autour du futur projet de loi sur le renseignement ;
- Syntec Numerique - Projet de loi sur le renseignement : le Patriot Act français ? ;
- L’ASIC - Réaction de l’ASIC suite à la présentation du projet de Loi Renseignement ;
12 réactions
1 De Nico - 19/03/2015, 10:16
Tu sais ce qu'on dit quand on veut enterrer un sujet au gouvernement ? (droite/gauche confondus)
« Faites une commission ».
Donc j'ai de GROS doutes sur l'efficacité de ces dernières.
2 De Bernard P. - 19/03/2015, 11:34
"devront, je cite le Figaro « détecter" -> Figaro,
"ont fait pensé " -> penser
"nous sommes passé" -> passés
3 De Groum - 19/03/2015, 12:14
C est aussi pour éviter de se retouver tous en charlie de nouvelles fois que ces mesures sont prises...
4 De fraga - 19/03/2015, 13:10
Moi aussi les bras m'en tombent. Encore plus lorsqu'on réalise qu'ils avancent de tels sujets en pleine période électorale. Cela montre bien que malheureusement, l'opinion publique se contrefout de ces sujets, ou en tout cas, ce n'est pas suffisamment important pour créer un impact au niveau des élections (le pire serait que le message soit perçu positivement par les citoyens...)
C'était malheureusement plus que prévisible après les attentats. Il y a un vrai travail de prise de conscience et de pédagogie à faire auprès des citoyens, ce blog est évidement un très bon début !
Lorsqu'on regarde la teneur des propositions vis à vis de l'éducation, ils feraient bien de mettre 1984 au programme des élèves, mieux vaut tard que jamais...
5 De v_atekor - 19/03/2015, 13:49
Bah tien,
La commission qui dépend de l'exécutif dans un système piloté par l'exécutif. Donc,pas de contre-pouvoir, on zappe.
Quant aux clef, c'est bien plus subtil que ce que présente le Figaro, et oui, ici encore, la technique se retourne contre ses concepteurs. Enfin bon, peu importe. Il faut sortir de la logique de l'épée et de l'armure. Laisser circuler les infos en clair aurait peut être des effets moins pervers que cette course à l'échalote. Enfin bon, tant qu'on restera sur la lignée la technique toute puissante pour contrecarrer la puissance de la technique, on se fera bouffer, mais si j'ai bien compris ta nouvelle mission, on va en prendre pour 10 ans de plus.
.
Tant que ce n'est pas le système qui met à disposition lui même les informations nécessaires à l’organisation des contres-pouvoirs, on rigolera vert.
6 De Ysabeau - 19/03/2015, 15:50
Le problème c'est que les députés ont l'air de s'en moquer, ou alors ils ne voient pas très bien les conséquences à moyen terme. D'ailleurs déjà sur le court terme...
Que peut-on faire ? À part écrire une fois de plus à sa-son député pour lui expliquer que ça ne va pas ? À part en parler à gauche et à droite ?
7 De HC - 19/03/2015, 16:46
ça me fait furieusement rappeler ces paroles de la chanson Hexagone de Renaud (il y aurait tellement de couplets à ajouter) :
Ils se souviennent, au mois de mai,
D'un sang qui coula rouge et noir,
D'une révolution manquée
Qui faillit renverser l'Histoire,
J'me souviens surtout d'ces moutons,
Effrayés par la Liberté,
S'en allant voter par millions
Pour l'ordre et la sécurité.
8 De Vrack - 19/03/2015, 20:25
"Oui, il faut combattre le terrorisme"
Le problème vient peut-être de là.
Lutter implique ici choisir les armes de celui qui va se porter garant de ce combat... reste à savoir si vous voulez que ce combat soit celui de tous,celui de l'Etat ou pas.
Soit on délègue et on doit accepter les armes de celui qui va porter le combat et son prix, ses contreparties.
Soit on se bat soit même avec ses popre moyens et on ne demande rien à nos représentant, impossible tellement nous sommes infantilisés, dépossédés, etc.
Soit refuser le combat. Car ceci est totalement vain: il y aura toujours des illuminés pour faire chier d'une quelconque manière et en tout lieu.
9 De Stephane - 20/03/2015, 06:17
Bonjour,
Je suis effaré de voir que dans le Pays des droits de l'Homme la société civile n'a aucun moyen de saisir le conseil constitutionnel. Sauf à être déjà devant le fait accompli, c'est-à-dire...au tribunal lors d'un procès ! Autrement dit, on peut éventuellement contester le peloton d'exécution, mais pas avant d'avoir le dos au mur.
Aussi effaré de lire que cette loi servira à couvrir légalement des activités que l'état pratique encore en ce moment de façon illégale et en toute connaissance de cause !
Dans ces conditions, quelqu'un va devoir m'expliquer longtemps pour quelle(s) raison(s) je devrais encore faire confiance en nos institutions et nos élus.
Alors que faire ? La Quadrature du Net ? Je les soutiendrai sans hésiter, mais dans le contexte, le gourdin semble pour l'instant un peu léger.
Question subsidiaire : j'ai manqué un épisode ou l'EFF Europe est disparue des écrans ?
10 De v_atekor - 20/03/2015, 09:52
http://moreas.blog.lemonde.fr/2015/...
11 De Shagshag - 20/03/2015, 10:19
Ceux qui désirent abandonner un peu de leurs libertés pour obtenir un peu de sécurité ne méritent ni l'une ni l'autre, et vont perdre les deux.
Benjamin Franklin
C'est un classique qui serait bien adapté si on désirait perdre ce peu de liberté mais je n'ai pas l'impression d'avoir été consulté.
12 De jav download - 21/03/2015, 04:29
Dans ces conditions, quelqu'un va devoir m'expliquer longtemps pour quelle(s) raison(s) je devrais encore faire confiance en nos institutions et nos élus.