Il est une question à laquelle j’avoue avoir du mal à répondre : « pourquoi la surveillance de masse est-elle néfaste à la société dans son ensemble ? ».

Comme beaucoup, j’ai une réponse viscérale à cette question : je sens que la surveillance de masse est mauvaise. Elle me révolte. Mais dès qu’il s’agit d’y répondre clairement, les choses se compliquent grandement. Aussi, j’ai dû replonger dans des cours de philo et de droit pour mettre des mots sur la réponse à cette question fondamentale.

Une idée qui a presque 2000 ans

Il se trouve que le problème est présent depuis longtemps. Depuis la Rome antique en fait, avec le poète Juvénal qui écrivait dans ses satires « mais qui va garder ces gardiens » (« sed quis custodiet ipsos custodes ? »), phrase souvent utilisée pour parler des gouvernements qui surveillent les citoyens, puis qui a été étendue au problème de la surveillance de masse.

Le panoptique de Bentham

La réflexion sur la surveillance doit beaucoup au philosophe anglais Jeremy Bentham (1748-1832), inventeur du “Panoptique”, un modèle de prison circulaire avec une tour centrale où sont logés les gardiens. Depuis la tour centrale, les gardiens peuvent observer les détenus qui sont enfermés dans des cellules individuelles, sans que ceux-ci puissent savoir si on les observe. L’idée est de créer chez les prisonniers le sentiment qu’ils sont observés en permanence par les gardiens, qui savent tout sur eux, même quand les gardiens sont absents.

Il faut noter que Samuel Bentham, le propre frère de Jeremy Bentham, avait quant à lui dessiné des plans d’usines selon le même principe, pour surveiller les ouvriers et pas seulement des prisonniers.

Prison modèle à Cuba, sur le principe du panoptique

Prison modèle à Cuba, sur le principe du panoptique. Source : Wikipedia

En faisant croire aux gens qu’ils sont observés en permanence, on arrive à leur imposer une façon de se comporter

C’est le philosophe français Michel Foucault (1926-1984) qui a remis l’idée du panoptique au goût du jour avec son livre Surveiller et punir paru en 1975. Foucault étend l’idée à d’autres lieux que la prison et l’usine, comme par exemple l’école et l’hôpital. Cela fait dire au philosophe Gilles Deleuze (1925 - 1995) :

La formule abstraite du Panoptisme n’est plus « voir sans être vu », mais « imposer une conduite quelconque à une multiplicité humaine quelconque. »

Voilà, tout est dit : en faisant croire aux gens qu’ils sont observés en permanence, on arrive à leur imposer une façon de se comporter.

La vision de Glenn Greenwald et de Bruce Schneier

Glenn Greenwald et Bruce Schneier ont grandement influencé ma façon de penser sur ce sujet. Plutôt que de paraphraser leurs discours respectifs, je propose de traduire quelques extraits que voici.

Je laisse la parole à Glenn Greenwald, l’un des journalistes ayant permis les révélations Snowden, dans un discours fait à la conférence TED d’octobre 2014 :

Nous tous êtres humains, même ceux qui font semblant de ne pas s’intéresser à la vie privée, comprenons instinctivement à quel point elle est importante. Il est vrai qu’en tant qu’êtres humains, chacun de nous est un animal social, ce qui veut dire que nous avons besoin de faire savoir à d’autres ce que nous faisons, pensons et disons, et c’est pourquoi nous publions des informations en ligne.

Mais il est tout aussi important pour être un être humain libre et heureux d’avoir un endroit où l’on peut se soustraire au regard et au jugement des autres. Il y a une raison pour laquelle nous cherchons tous cet endroit, c’est que nous tous, et pas seulement les terroristes et les criminels, avons des choses à cacher. Il y a toutes sortes de choses que nous faisons et pensons et que nous partageons avec notre médecin, notre avocat, notre psychologue, notre conjoint ou notre meilleur ami, choses qui nous humilieraient terriblement si le reste du monde venait à les savoir. De ce fait, pour chaque chose que nous faisons ou pensons, nous prenons la décision de la partager ou non avec notre entourage ou en ligne. Certains peuvent nier verbalement l’importance de la vie privée, mais le fait est que leurs actions prouvent le contraire.

Il y a une raison pour laquelle l’intimité est si importante pour tous et de façon instinctive (…) : quand nous sommes surveillés, écoutés, notre comportement change du tout au tout. Le nombre de comportements possibles est sévèrement réduit quand nous pensons être surveillé. C’est un fait reconnu dans toutes les disciplines, des sciences sociales à la religion en passant par la littérature. Il y a des dizaines d’études psychologiques qui prouvent que quand quelqu’un pense qu’il est surveillé, son comportement change est devient bien plus conforme à la norme sociale. La honte est un puissant élément motivant parce qu’on veut y échapper, et c’est pourquoi les gens se sachant observés prennent des décisions qui ne sont pas issues de leur propre liberté de choix, mais liées aux attentes que les autres ont pour eux et aux exigences de conformité de la société.

Une société dans laquelle les gens peuvent être surveillés à tout moment est une société qui pousse à la conformité, l’obéissance et la soumission, et c’est pourquoi tous les tyrans recherchent un tel système. À l’inverse, et c’est plus important encore, c’est uniquement dans le cadre de la vie privée, de l’intimité, la possibilité d’aller quelque part où nous pouvons penser, raisonner, interagir et penser sans le jugement ni le regard des autres, que nous pouvons explorer, être créatifs et exprimer notre dissidence. C’est pourquoi, si nous acceptons de vivre au sein d’une société dans laquelle nous sommes surveillés en permanence, nous acceptons de fait que l’essence de la liberté humaine soit complètement bridée.

Glenn Greenwald ajoute :

la surveillance de masse crée une prison dans l’esprit qui est bien plus subtile mais bien plus efficace pour favoriser la conformité aux normes sociales, bien plus effective que la force physique ne pourra jamais l’être.

Je laisse la conclusion à Bruce Schneier, un écrivain, cryptologue et expert en sécurité reconnu, dans un billet qui date déjà de 2006 :

Combien d’entre nous ont fait une pause pendant une conversation depuis le 11 septembre 2001, soudainement conscient que nous pourrions être écoutés ? C’était probablement lors d’une conversation téléphonique, ou un échange d’email ou par messagerie instantanée, ou peut-être une discussion dans un endroit public. Peut-être parlions-nous de terrorisme, de politique ou d’Islam. Nous nous arrêtons brusquement, inquiets l’espace d’un instant que nos mots soient repris sortis de leur contexte. Puis nous rions de notre paranoïa et continuons la conversation. Mais notre comportement a changé et nos mots ont été subtilement altérés.

C’est la perte de la liberté que nous risquons quand notre vie privée nous est retirée. C’est la vie dans l’ex-Allemagne de l’Est ou la vie dans l’Irak de Saddam Hussein. Et c’est notre avenir si nous permettons l’intrusion de la surveillance dans nos vies privées.

On considère trop souvent que le débat porte sur le choix entre sécurité à vie privée. Mais le véritable choix, c’est la liberté par rapport au contrôle. La tyrannie, qu’elle vienne d’une attaque étrangère physique ou d’une scrutation permanente du pouvoir de l’État, c’est toujours la tyrannie. La liberté exige la sécurité sans intrusion. La surveillance policière est la définition même d’un État policier. C’est pour cela que nous devons défendre la vie privée même si nous n’avons rien à cacher.