Il y a un concept clé dans ce que nous faisons chez Mozilla, qui est plus ou moins assimilé par la plupart d'entre nous. C'est la notion de générativité. Oui, je sais, ça n'est même pas dans le dictionnaire... Quoi qu'il en soit, il m'est apparu que ce concept n'est pas bien compris par tout le monde, hormis ceux qui font des navigateurs ou des sites Web. Je me suis donc dit que j'allais passer un peu de temps à expliquer ce terme. À l'avenir, je compte expliquer pourquoi la notion de générativité est au coeur du projet Mozilla et du Mozilla Manifesto.
Commençons par demander à Wikipédia (version anglaise) ce qu'est la Générativité. En voici la définition (j'ai retiré la partie sur l'épistémologie pour vous éviter une migraine) :
La générativité décrit en termes généraux la capacité d'un système intégré à offrir une capacité indépendante de créer, de produire du contenu sans que les créateurs du système soient impliqués dans ce processus de création. La générativité technologique décrit généralement la capacité de l'Internet et des ordinateurs modernes qui permettent à des gens qui n'ont rien à voir avec la création et le fonctionnement de ceux-ci de produire du contenu sous forme d'applications ou, dans le cas de l'Internet, de blogs[1] Jonathan Zittrain a exprimé son inquiétude sur le fait que des technologies telles que les enregistreurs vidéo numériques et le GPS se sont éloignés des aspects génératifs et réciproques qui sont offerts par l'ordinateur personnel et l'Internet.[2]
J'ai pris conscience de la notion de générativité en lisant un (excellent) livre de Jonathan Zittrain. L'auteur y donne de la générativité la définition suivante :
La générativité[3], c'est la capacité d'un système à produire des changements non prévus via des contributions non filtrées provenant d'une grande diversité de contributeurs. Des termes comme "ouverture", "libre" ou encore "communs" en évoquent certains aspects, mais sans complètement le définir, et parfois en semant l'incompréhension.[4]
L'auteur décrit ensuite les 5 facteurs principaux qui font que quelque chose est génératif :
- Effet de levier : à quel point le système ou la technologie peuvent être démultipliés dans leur capacité à effectuer certaines tâches ?
- Adaptabilité : à quel point on peut l'adapter à un ensemble de tâches ?
- Facilité à maîtriser : à quel point les nouveaux contributeurs peuvent apprendre à se servir de cette technologie ?
- Accessibilité[5] : à quel point les gens qui ont la capacité et l'envie de contribuer ont-il accès à ces technologies ? (sont elles largement répandues, disponibles, bon marché, socialement acceptées ?)
- Transférabilité : à quel point les changements peuvent être partagés avec d'autres, y compris (et peut-être surtout) ceux qui ne sont pas des experts.
Je considère que la combinaison des PC et de l'Internet donne un outils merveilleusement génératif. Un PC connecté à Internet, c'est incroyablement puissant, versatile, facile à maîtriser, on y accède facilement[6], et ce qu'on y produit est facilement partagé avec d'autres.
On pourrait même dire que le PC connecté est la technologie générative ultime : Il permet aux gens d'inventer de nouvelles choses, et de faire des choses qu'on n'avait pas encore imaginé.
Vous vous souvenez d'il y a 20 ans ? Internet était utilisé essentiellement par des scientifiques, le Web restait à inventer. Repensons un instant à ce qu'on imaginait pas comme possible à l'époque (je suis sûrement passé à coté de centaines d'exemples, bien sûr) :
- Publier son propre journal. Maintenant, on appelle ça un blog. Il y en a des millions en activité aujourd'hui.
- Acceder instantanément à une encyclopédie incroyable qu'on peut mettre à jour soi-même. On appelel ça Wikipedia. La version anglaise approche des 3 millions d'articles (800 000 pour la version française). Elle est disponible en 265 langues, pour un total de 13 millions d'articles...
- Acceder à toutes les cartes du monde instantanément, avec leur vue satellite. C'est Google Maps.
- Un accès immédiat à une quantité inouie d'information ? C'est un moteur de recherche.
- Retrouver des copains de lycée ? Utilisez un réseau social.
- Partager des photos avec les amis, la famille ou le monde entier ? Flickr.com et des dizaines d'autres sites comparables. Des vidéos ? Youtube et Dailymotion. Des messages courts ? Twitter ou Identi.ca.
- Travailler ensemble au sein d'une communauté avec des gens de tous les horizons pour produire un logiciel ? C'est l'Open-Source / Logiciel Libre (ou Mozilla ). Distribuer ces logiciels à des millions de personnes ? Voilà Firefox qui a 270 millions d'utilisateurs actifs dans le monde.
J'espère que vous comprenez mieux cette notion de générativité. Dans de futurs articles, je vais discuter le pour et le contre, et la relation avec le projet Mozilla. D'ici là, le livre de Zittrain est disponible au téléchargement, et vous pouvez lire sa critique par Cory Doctorow.
Notes
[1] Le terme blog me paraît ici très restrictif. Contenu et applications, voire sites Web est plus approprié.
[2] La définition d'origine est bancale et ma traduction ne fait qu'empirer les choses. Toute suggestion est la bienvenue !
[3] Ou le "caractère innovant", comme c'est dit sur la page d'accueil du site associé au livre.
[4] J'ai moi même utilisé la notion de "hackabiliy" / "capacité à être bidouillé" pour décrire cela. Je ne suis pas certain que ça soit plus façile à comprendre que "générativité".
[5] Pas au sens d'accessibilité numérique.
[6] au moins dans le monde occidental, bien sûr.
9 réactions
1 De CeD - 21/05/2009, 13:44
Mince alors, quand mon blog met du Nitot dans sa rubrique "sur le web", il est comme M. Jourdain, il fait de la générativité sans le savoir
2 De Bourgoin Jean-Baptiste - 21/05/2009, 14:21
Concept complètement erroné. Renversement de perspective : on ne conçoit plus le "produit" depuis la perspective de son "producteur", mais depuis celui de l'outil qui lui permet de réaliser ou de publier son "produit".
«La générativité3, c'est la capacité d'un système à produire des changements non prévus via des contributions non filtrées provenant d'une grande diversité de contributeurs»
Non ! Ça n'est pas l'outil qui produit des changements non prévus ! C'est l'usager de l'outil qui produit via cet outil des choses imprévues !
Ce renversement des perspectives est extrêmement grave et conduit à un phénomène de réduction de la personne humaine. On retrouve ce réflexe dans toutes les branches des sciences et techniques.
Ainsi pour expliquer que la machine pense, est humaine, on réduit l'homme au fonctionnement d'une machine. Pour expliquer la supériorité des langages informatiques sur les langues des hommes, on analyse les langues depuis les finalités spécifiques des langages informatiques. Pour expliquer que l'ordinateur est supérieur à l'homme on se laisse croire que la pensée humaine, et même sa vie, n'est que calcul etc.
C'est un raisonnement bidon.
En ce sens le concept de générativité, tel qu'il est ici définit, est complètement faux car produit d'un renversement factice des perspectives. Le blog n'est pas le producteur du contenu, il n'est que son média.
3 De Fibo - 21/05/2009, 17:27
Au-delà de la définition du mot (je trouve celles présentées ici sans doute exactes mais tristes à pleurer... sans en avoir d'autre à proposer), il y a bien en effet l'idée de "technologies augmentantes", dont les réalisations permettent toute une série d'utilisations vraisemblablement pas toutes prévues par leurs concepteurs.
Surtout quand en fait des technologies se développent en parallèle et se croisent dans des combinaisons non prévues au départ.
Le web et les multiples applications qui y sont inventées sont un bon exemple... découlant de la combinaison du net et du navigateur; les services web, ou plutôt net, ouvrent toute une nouvelle série de ce qu'on peut appeler "bricks and brains" où l'on combine en mashups des briques de services avec des idées... les outils Yahoo Pipes en sont un exemple fascinant.
En même temps, tout n'est pas rose ou plus précisément les effets de la générativité peuvent être négatifs: le fait que Google et autres puissent tout enregistrer tout le temps, c'est de la générativité, mais, me semble-til, négative car un sacré risque pour les libertés individuelles (comme le GSM). Inversement les utilisations militaires de l'atome ont aussi débouché sur les centrales électriques... (qui ne sont pas que négatives!)
A noter que lorsqu'on crée quelque chose, on ne peut pas dire "c'est génératif"... car on ne sait pas ce que les autres en feront ou pas...
4 De Damien B - 21/05/2009, 18:25
@ JB Bourgoin: Ne vous énervez pas!
Il n'y a pas un "produit" préexistant, et un "outil" qui permet de le réaliser ou de le publier. Sans cet outil, le producteur potentiel n'aurait pas produit, ni même imaginé le faire. Sans Internet, nous n'aurions pas des blogs sur papier, ou des jeux massivement multijoueurs place de l'Étoile...
Mais surtout, promouvoir la générativité, c'est justement célébrer la créativité humaine. Si un fabriquant de peinture à l'huile se félicitait d'élargir sa gamme de couleurs, vous vous seriez écrié "la peinture, ça ne sert à rien, il n'y a que les peintres qui comptent !" ? Pourquoi opposer le peintre et le fabriquant de pigments ? Est-ce réductionniste de dire qu'on ne peint pas seulement avec son esprit, mais aussi avec un pinceau, une toile, etc. ?
5 De Ikeaddict - 21/05/2009, 19:19
Il y a 20 ans, au moins, on pouvait s'échanger des cassettes audio sans risquer une suspension de quoi que ce soit...
6 De bitonio - 21/05/2009, 19:25
Tout ce qui est produit dans ce bas monde peut être considéré comme génératif. Une chaise de bureau, ça sert autant qu'un Firefox à produire des logiciels non ? N'importe quel OS est indirectement génératif, un compilateur l'est directement. Un tout petit peu plus loin on trouve les greffons (plugins) et n'importe quel logiciel ayant cette possibilité devient génératif... Vistual Studio, Photoshop, Gimp, etc...
Enfin, un artiste pourra utiliser n'importe quel objet pour faire de l'art!
J'ai bon ou j'ai rien compris ?
En tout cas merci de l'explication, ça me fera un nouveau mot à caser dans les soirées branchées
7 De karkaf - 21/05/2009, 19:40
Il y a un gros problème dans la définition, qui laisse effectivement penser que c’est le système qui produit du contenu... attention aux pièges de la cybernétique, du déterminisme technique et autres fariboles scientistes...
Dans tous les exemples que tu cites, aucun n’est fondamentalement nouveau, et le rêve d’une bibliothèque universelle (ce que n’est pas internet, surtout «filtré» par les moteurs de recherche et en particulier le premier d’entre eux) est très, très vieux.
La feuille de papier n’est-elle pas l’outil génératif ultime ? Quoi de plus accessible, simple, configurable, partageable qu’un bout de papier sur lequel on écrit une idée ? Des mecs qui font des journaux ronéotés et construisent des panneaux solaires à la main et diffusent leur savoir(faire) sur des distances impressionnantes, ça a toujours existé. Changement d’échelle n’est pas nouveauté.
Et la parole, combinée à la mémoire n’est-elle un pas un outil génératif encore plus puissant ? (penser aux cultures orales)
Je ne fais pas de l’anti-technique de principe, mais il ne faut pas prendre les facilités qu’apportent les technologies numériques, surtout en termes de transmission d’information, pour des révolutions sociales — même si je conçois bien que pour quelqu’un qui vit au quotidien le bouillonnement de la «communauté» du logiciel libre, cela soit tentant. Ça n’est pas être rabat-joie que de repréciser que la technique ne vient jamais seule. Elle s’inscrit dans des rapports sociaux, elle peut aider à en révéler certains, à augmenter certains types d’échanges, mais seule, elle n’est rien.
Après, si le «concept» de générativité désigne simplement des possibilités d’échanges et d’amélioration (de contenus ou d’applications) utilisant des technologies numériques de communication, alors c’est beaucoup de verbiage pour pas grand-chose. Je pousse un peu le bouchon exprès pour te forcer à revoir cette définition...
8 De Stéphane Vial - 21/05/2009, 21:01
La "générativité", un concept intéressant qui pourrait peut-être devenir une manière plus précise et plus rigoureuse de qualifier et décrire ce qu'on a pu appeler jusqu'ici le "Web 2.0", ou la possibilité pour l’utilisateur de produire lui-même le contenu dans l'interaction qu'il crée avec les autres utilisateurs. À moins que cela ne précède le Web 2.0 et soit en quelque sorte consubstantiel au Web et à toute technologie "ouverte"...
@Bourgoin Jean-Baptiste : évidemment que c'est l'usager de l'outil qui produit des choses imprévues. Mais il faut bien que l'outil le permette. Sur un GPS, l'usager ne peut rien produire d'imprévu, même s'il le veut. Sur un réseau social, oui. Pourquoi ? Parce que l'outil n'est pas le même. Le concept de générativité a donc du sens. Il désigne bien la capacité d'un outil à permettre à l'usager (précision qu'il fallait peut-être ajouter) de produire des choses imprévues.
9 De CeD - 22/05/2009, 11:34
Quelque chose m'a peut-être échappé, mais à première vue je suis assez proche de la réaction de JBB : n'est-on pas en train de faire un fromage avec quelque chose de trivial et pas vraiment nouveau ? Il y a dix ou quinze ans, j'avais déjà des dossiers virtuels qui sélectionnaient automatiquement tout ce que mon PC pouvait contenir à l'instant "t" en relation avec tel ou tel mot-clé. Était-ce génératif ?